Vers l’organisation apprenante : le TWI
François Pellerin et Marie-Laure Cahier
Le programme TWI (Training Within Industry) mis en place pendant la 2ème guerre mondiale aux USA a été une des clés de la montée en puissance de l’industrie de défense américaine. Outil de mise au point du standard de travail et de formation au poste, il a ensuite été adopté par Toyota dans l’après guerre pour devenir une des briques de base du Toyota Production System. Cette approche connait actuellement un renouveau en France. Un exemple issu de notre nouvel ouvrage “Le design du travail en action”
« Dis-le moi et je l’oublierai. Enseigne-le-moi et je m’en souviendrai. Implique-moi et j’apprendrai. » Benjamin Franklin
Quand en 2017 Laurent Buono prend la direction du site de Saint-Jean-de-Luz de B. Braun (groupe familial allemand de santé, 60 000 salariés), il trouve un site marqué par plus de vingt ans d’un management pyramidal. Laurent Buono a un parcours un peu atypique : avec seulement le bac en poche, il est passé par 3M, Pfizer, Air liquide santé, Faréva et Reckitt Benckiser et n’a jamais cessé de se former tout au long de sa carrière jusqu’à finir par obtenir un MBA à l’EM Lyon. Autant dire que l’apprenance, ça le connaît !
Spécialisé en stomathérapie[1], le site de Saint-Jean-de-Luz emploie 250 collaborateurs. Il conçoit et produit. Sa capacité de production atteint 41 millions d’unités par an.
Le site connaît des problématiques de diversité des productions, d’obsolescence des compétences techniques, en même temps qu’une évolution rapide des technologies. Les salariés sont entre deux générations : ceux qui ont 40 ans d’entreprise avec un savoir-faire et des connaissances immenses, et des nouveaux arrivants qui ont beaucoup moins d’expérience. Le problème, pour le nouveau dirigeant, est de parvenir à ce que la transmission s’opère et à développer les compétences de tous pour stabiliser le système de production et assurer l’innovation.
Dans cette entreprise en évolution constante, très spécialisée et avec des outils ultra-spécifiques, le maintien ou le développement des compétences ne peut pas venir d’apports extérieurs par la formation traditionnelle. Il ne peut s’envisager qu’en amenant l’ensemble du personnel à prendre en charge son propre développement en continu et à partager ses compétences. Objectif : aller vers une entreprise apprenante. La direction est soutenue dans sa démarche par un encadrement qui a été en grande partie renouvelé. Tout le monde — le management, chefs d’équipe et opérateurs — va être initialement formé à de nouveaux outils.
Tout d’abord, un système d’Animation à Intervalles Courts (AIC) est mis en place au niveau de l’équipe, de l’atelier, de la direction. Les événements qualité y sont analysés dans une démarche ascendante. Les problèmes sont alors traités à l’aide de deux outils : le TWI (Training Within Industry) (voir ci-dessous) et le QRQC (Quick Response Quality Control, méthode de recherche rapide des causes de non-conformité[2]). Deux méthodes, dont l’une (TWI) est présente dès l’origine du Lean et l’autre (QRQC) en est issue. Ces deux méthodes sont envisagées chez B. Braun comme des moyens pour créer un état d’esprit et un langage commun, afin de répondre aux difficultés de coopération et de partager des outils d’analyse et de co-élaboration des solutions. Ces outils donnent la parole aux opérateurs sur leur ressenti, sur ce qui se passe sur leur machine, sur les problèmes qu’ils rencontrent. Les personnes se mettent autour d’une table, analysent ensemble les problèmes, cherchent des solutions et les mettent en place pour voir si ça marche.
Le TWI
Le programme TWI (Training Within Industry) a été déployé pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis pour soutenir l’effort de guerre des industries d’armement. Il s’agissait de former massivement du personnel, alors que beaucoup de travailleurs étaient mobilisés et partaient au front. Outil de formation mais aussi de résolution de problèmes et de mise au point du standard, ce programme d’inspiration pragmatiste a fortement influencé l’industrie japonaise en reconstruction après la guerre, et en particulier Toyota. Un peu oublié en Occident, il fait l’objet d’un nouvel intérêt, car il entretient une parenté forte avec la Formation en Situation de Travail (AFEST)[3].
Le TWI est une méthode pédagogique de formation en situation de travail, qui prend racine dans les travaux de Charles Allen aux États-Unis dans son livre The Instructor, The Man and The Job (1919).
La méthode en 4 étapes de Allen — Show, Tell, Do, Check — va connaître un succès retentissant dans les années 1940, et plus d’1,5 million d’hommes et surtout de femmes inexpérimentés vont pouvoir être insérés sur les lignes de production. Le symbole en sera l’affiche de « Rosie la riveteuse », une opératrice formée grâce au TWI, qui deviendra, des années plus tard, une icône des mouvements féministes.
Au-delà d’une méthode de formation accélérée, le TWI permet de construire un langage commun sur les opérations et joue un rôle important dans la transmission des savoirs.
Le TWI a profondément influencé le système de production de Toyota pour les méthodes de mise au point du standard et de formation[4]. En revanche, sa diffusion en France est restée extrêmement limitée jusqu’à récemment. Parmi les raisons qui peuvent l’expliquer, il y a le fait que, dans cette méthode, le standard de production doit être mis au point par les opérateurs. Il s’agit en effet d’un mode opératoire détaillé qui ne peut être réalisé qu’avec eux. La greffe a donc eu du mal à prendre dans notre système idéaliste/rationaliste de séparation pensée-action, qui donne l’exclusivité de la conception du travail aux méthodes.
Le programme TWI est constitué de 3 piliers : Job Instruction, Job Methods, Job Relations.
Job Instruction(JI)
Le module « Job Instruction » enseigne comment décomposer efficacement un travail en tâches individuelles et comment les transmettre.
Une étape préalable à la formation consiste à établir un « standard » : la liste des étapes importantes, les points-clés pour réaliser le travail, et les raisons liées à ces points-clés. Ce standard est réalisé en équipe par des opérateurs expérimentés.
La formation commence alors par une première étape qui consiste à préparer le travailleur à la formation et à le mettre dans les meilleures conditions. La deuxième étape consiste pour le formateur à présenter le travail à faire : en décrivant les étapes, puis en détaillant les points-clés, enfin en expliquant les raisons de ces points-clés. La personne en formation réalise alors le travail en décrivant les étapes, puis en détaillant les points-clés, enfin en expliquant les raisons de ses points-clés. Enfin, la personne en formation réalise le travail en autonomie et un suivi régulier est effectué.
Job Methods (JM)
Le module « Job Methods » permet d’améliorer un processus de production en optimisant les ressources disponibles. La finalité de cette formation est de permettre aux équipes de produire plus en moins de temps, tout en disposant d’une meilleure utilisation du temps disponible des salariés, des équipements et du matériel. Ce programme est une des sources de l’amélioration continue (Kaizen).
Job Relations (JR)
Job Relations est un module destiné à bâtir des fondations solides pour une bonne communication et de bonnes relations managériales : laisser les collaborateurs travailler (leur dire ce qu’on attend d’eux et comment ils peuvent s’améliorer) ; accorder de la reconnaissance au travail effectué (valoriser le travail et les attitudes) ; expliquer les changements qui vont affecter le travail (expliquer et obtenir l’accord de son collaborateur) ; faire le meilleur usage des capacités et talents de chacun (détecter les compétences et connaissances sous-utilisées ou non utilisées).
Application chez B. Braun
B. Braun s’appuie essentiellement sur le module « Job Instruction » pour définir le standard et former au poste de travail.
On distingue le mode opératoire (SOP — Standard Operating Procedure) qui est réalisé par le service méthode et industrialisation (ce qu’on appelle la gamme ailleurs), et qui décrit les grandes étapes du processus de production, et la Job Instruction (JI) ou déroulé opératoire détaillé (standard) qui décrit une opération critique du processus de production.
Un modèle de Job Instruction.
« La formation TWI est beaucoup plus efficace et beaucoup plus rapide [qu’une formation traditionnelle]. C’est facile à faire, et c’est facile à comprendre, même pour un opérateur qui n’a jamais fait le job »
Une JI est déclenchée suite à une difficulté d’appropriation d’une opération par les équipes, ou suite à la nécessité de standardiser la manière de faire, après observation que le process n’est pas effectué de manière efficace par toute une série d’opérateurs. L’initiative peut venir d’un encadrant ou d’un opérateur ou faire suite à un retour client par le service Qualité. Le travail commence par la mise au point d’un standard (JI) entre opérateurs expérimentés. La JI contient 3 colonnes : étapes importantes du travail, points clés pour obtenir la performance et le bon niveau de qualité, raisons qui sous-tendent ces points-clés. Elle permet ensuite de servir de référence et de former au poste de travail (voir photos ci-dessus). Ainsi témoigne Ana-Bélène Gomez, conductrice de ligne de production : « La formation TWI est beaucoup plus efficace et beaucoup plus rapide [qu’une formation traditionnelle]. C’est facile à faire, et c’est facile à comprendre, même pour un opérateur qui n’a jamais fait le job. Je prends une petite jeune intérimaire de 20 ans. Je la forme et ça va aller beaucoup plus vite. En fin de journée, c’est fait ». Mais le TWI est beaucoup plus qu’une méthode de formation sur le lieu de travail. C’est le point de départ d’une démarche qui permet de :
- Faire décrire les modes opératoires par les opérationnels avec leurs propres mots et apprendre à nommer précisément les tâches élémentaires.
- Dialoguer et partager autour des modes opératoires jusqu’à créer un mode de pensée commun.
- Transmettre des savoirs détenus par les plus anciens, qui leur semblent tellement évidents qu’ils n’y pensent même plus et ne les formalisent jamais.
- Prendre du recul, avoir conscience de ce qu’on fait.
- Faire évoluer la prescription du mode opératoire « officiel » (i.e des méthodes) qui ne correspond pas au travail réel.
- Rectifier des pratiques déviantes mais installées.
- Évaluer, rapidement, en recrutement la compétence d’apprentissage des personnes (celle qui permet toutes les autres).
Le TWI part de l’idée profondément ressentie que toutes les paroles sont légitimes : les opérateurs comme les techniciens ou les ingénieurs. Il assume une parité des légitimités. Il tient cependant compte du fait que l’intelligence pratique des acteurs est parfois dormante. Les acteurs savent, mais « ne savent pas qu’ils savent », tant qu’ils sont pris dans le cours de l’action. Ce savoir tacite a besoin d’un contexte institutionnel (confrontation / coopération) pour se révéler.
Les effets du TWI chez B. Braun ont été nombreux et rapides : sur la réduction des pertes de productivité (rebuts et arrêts machines), sur la posture managériale (« passer de pompier à accompagnateur »), sur la valorisation du travail et du rôle de l’opérateur, sur la prévention et l’anticipation des problèmes.
« Commençons par former les gens. Développons d’abord une organisation apprenante et capable de faire le boulot. »
Quelle différence entre TWI et Lean ? « C’est un peu la même chose sauf que c’est beaucoup plus ciblé, plus simplifié. Une personne formée sur le QRQC ou sur le TWI, en 10 heures elle est de suite opérationnelle. Alors que pour les autres outils…parce que ce sont des trucs d’ingénieur, c’est beaucoup plus compliqué tandis que, là, ce sont des trucs de terrain. Et ce n’est pas parce que c’est simple que ce n’est pas efficace. Au contraire. Tout ça, je l’ai déjà vu mais avec des logigrammes et des PowerPoint, c’était compliqué à mettre en œuvre, ça impliquait beaucoup trop de personnes autour de la table »[5].
Cependant, le TWI reste encore appliqué à du quotidien, de l’opérationnel, au poste de travail, sur des problèmes bien identifiés (casse machine, par exemple). Le service des méthodes n’y participe pas et il ne permet pas de gérer des problèmes plus complexes. Or la mise en place d’un tel processus génère de grandes attentes de la part du personnel, et si les problèmes de plus grande envergure ne sont pas résolus, la déception peut survenir. Les SOP (standard operating procedures) qui correspondent à des respects de normes strictes dans le domaine de la santé continuent de tomber de façon descendante, depuis le bureau des méthodes ou de la qualité, pouvant venir interférer avec la logique du TWI. Laurent Buono considère que l’entreprise est encore dans une phase de transition. Il ne faut pas relâcher l’effort.
Si le dirigeant n’est pas réfractaire aux nouvelles technologies — il a mis en place de la réalité virtuelle pour la re-conception des postes de travail et quelques robots –, il trouve cependant que, comme pour le Lean à l’époque, il y a pas mal d’effet de mode dans le 4.0. « J’ai peur qu’on mette beaucoup d’argent sur des choses inutiles et pas pragmatiques. J’aimerais bien revoir l’humain au centre du progrès. On oublie l’humain, c’est un peu ce qui me chagrine. La principale problématique qu’on a, c’est la compétence humaine. Je manque de techniciens, je manque d’automaticiens. On a des systèmes de plus en plus perfectionnés, mais on n’a pas les gens en face des lignes qui sont capables de les gérer. Commençons par former les gens. Développons d’abord une organisation apprenante et capable de faire le boulot. »
[1] Appareillages et dispositifs médicaux permettant à des patients de retrouver une autonomie après une chirurgie digestive (essentiellement des poches de multiples spécialités).
[2] Méthode développée par Nissan en 1990.
[3] L’AFEST (Action de Formation En Situation de Travail), dont la pédagogie est articulée selon le constat que l’expérience de travail ne suffit pas à produire en elle-même des compétences susceptibles d’être réutilisées, mais qu’un temps réflexif accompagné par un formateur est nécessaire pour tirer les enseignements de ce qui s’est passé, analyser les écarts entre les attendus, les réalisations et les acquis, et ainsi consolider et expliciter les apprentissages (www.anact.fr).
[4] Jeffrey K. Liker, David Meier, Toyota Talent: Developing Your People the Toyota Way (English Edition), McGraw-Hill Education, 2007.
[5] Verbatim extrait du rapport d’audit de Denis Bismuth pour B Braun : « Audit d’une démarche d’entreprise apprenante. Apprendre — Former — Améliorer — Vers l’organisation apprenante 4.0 », p. 17. Avec son aimable autorisation.
Remerciements : à Denis Bismuth (Métavision) pour m’avoir fait connaitre ce cas d’entreprise apprenante, à Stéphane Roquet (ISOKAN Formation) pour nos échanges sur le TWI, et bien sûr à Laurent Buono (B. Braun) pour nous avoir reçu dans son entreprise.
Ce texte est extrait de l’ouvrage :