Un exemple de design du travail chez Michelin : L’installation en semi-autonomie d’une machine à calandre de plusieurs dizaines de millions d’euros
François Pellerin et Marie Laure Cahier
« Je me souviens d’une visite officielle au cours de laquelle sept agents de production entre 20 et 27 ans ont expliqué sans timidité comment ils avaient installé une machine de très grande valeur, plusieurs dizaines de millions d’euros, dans un atelier, en autonomie totale. Tel s’était occupé de la qualité, l’autre de la production, le troisième de la formation, un autre de la chaîne d’approvisionnement… À côté d’eux, le chef d’atelier, ne disait rien, souriait… »
Citation de Jean-Dominique Senard dans La Croix du 12 décembre 2020. Un exemple de design du travail issu de notre nouvel ouvrage « le design du travail en action »
En 2015, Michelin décide de réhabiliter un bâtiment sur le site industriel de Montceau-les-Mines pour y installer une machine à calandre à chaud. Une calandre est une machine à cylindres d’une centaine de mètres de long, permettant de fabriquer des nappes qui sont des systèmes de renfort des pneus, à base de fils textiles ou métalliques emprisonnés entre deux feuilles de gomme et conditionnés en fin de processus en rouleaux, destinés à être expédiés vers les services de fabrication et d’assemblage des pneus. Sébastien Swinnen, ingénieur centralien de Nantes, après un premier poste de chef d’îlot à 23 ans, devient responsable de ce projet à l’usine de Montceau-les-Mines.
“Sois ambitieux, fais quelque chose que tu ne regretteras pas, et moi, je te soutiendrai.”
Le directeur de l’époque lui dit : « Sois ambitieux, fais quelque chose que tu ne regretteras pas, et moi, je te soutiendrai. » Avec ce lâcher-prise et ce témoignage de confiance de la part du directeur du site, Sébastien Swinnen s’empresse de les reporter sur son équipe et de retranscrire le message aux sept premiers opérateurs sélectionnés pour démarrer la machine et, par la suite, l’opérer : « Ça va être chez vous. Quelque part, on nous donne carte blanche sur ce qu’on veut faire. Bien sûr, dans le cadre du budget, mais faisons ce qui demain va nous ressembler. » Les opérateurs participent au préalable à l’aménagement de certains aspects du bâtiment comme les salles de pause et les vestiaires, ce qui va leur permettre de s’approprier les lieux. Ce sont des opérateurs qui proviennent de différents services de Michelin ; ils ont été prévenus qu’ils devront partir se former pendant 18 mois, d’abord à Clermont-Ferrand sur des calandres qui fabriquent le même produit mais avec un procédé différent, puis en Pologne sur un procédé similaire mais portant sur un autre produit. Pendant la formation, certains d’entre eux ont pu tester chez un des fournisseurs une partie de la machine, demander des adaptations et des réglages, tester les modes opératoires génériques, etc. Au terme de cette longue formation, les sept opérateurs ont été chargés de transmettre leurs compétences au reste de l’équipe en cours de constitution. Ils ont donc participé à l’écriture des modes opératoires, à l’entraînement des recrues sur un simulateur de la machine, au choix des fournisseurs pour les outils de communication entre opérateurs le long de la machine (talkies-walkies, oreillettes), et commandé certains outillages utiles repérés au cours de leur formation. Ils ont également pu assister, à leur demande, aux entretiens d’embauche des premiers recrutés et donner leur avis.
“L’idée du gars, c’était la fierté métier”
Enfin, l’un d’entre eux a décidé de créer un hall d’exposition à l’entrée de l’atelier, mettant en valeur les produits finis : « L’idée du gars, c’était la fierté métier, raconte Sébastien Swinnen, devenu chef de l’atelier. Certes, on fabrique deux bouts de gomme avec des fils au milieu, mais on le fait parce que, derrière, on a des clients exigeants qui veulent des produits hypercomplexes, pour l’armée, pour l’aviation, pour la compétition. Il a donc exposé un pneu de LMP (Pneu pour la compétition automobile d’endurance), des pneus de motos de Grand Prix, des pneus d’A380, etc. C’est extrêmement important, car ce sont ainsi les opérateurs qui décident de mettre le client au cœur de notre action. » Ils ont aussi habillé les bâches des machines avec un Rafale, une Polo WRC (modèle de rallye), à l’image des clients de Michelin. Et ce sont eux qui ont présenté à Jean-Dominique Senard, alors président de Michelin, les résultats de leur travail (cf. citation en exergue de cet ouvrage), lors de l’inauguration de la machine.
Cependant, Sébastien Swinnen ne cache pas que le passage entre la période assez excitante de l’installation et de la mise au point de la machine (qui s’est étalée sur près de trois ans) et le retour au management quotidien de la performance, selon les standards de Michelin, ne s’est pas fait sans quelques difficultés. Il y a eu un sentiment de réduction de l’autonomie, due aussi au fait qu’en passant de 7 à 35 personnes les nouvelles recrues n’étaient pas encore formées au « cadre » Michelin de management de la performance et qu’il fallait commencer par les faire monter en compétence sur les attendus du cœur de métier.
Maintenant que ce cap est passé, il devient à nouveau possible de ré-élargir le cadre et de laisser plus d’espace à l’autonomie mais axée, cette fois, sur la performance. La machine elle-même a besoin de nombreuses interventions pour adapter les processus. Les « recettes » sont certes définies par le bureau des méthodes, mais il reste beaucoup d’actions manuelles humaines non paramétrées. Les opérateurs reçoivent sur des écrans des informations qui remontent de la calandre, mais ce ne sont pas de simples surveillants d’équipement. Ils gardent la main sur de nombreux réglages, sur les cadences, le taux de déchets et in fine sur la performance de l’équipement.
“À côté d’eux, le chef d’atelier, ne disait rien, souriait…”
Au-delà de cet exemple de design du travail, la citation de Jean Dominique Senard aborde aussi l'attitude managériale nécessaire pour développer l'autonomie. En effet, difficile de stimuler l'autonomie des équipes avec un manager à l’égo surdimensionné, qui prend toute la place. Un profil de leader discret, humble et à l'écoute, dont le rôle est centré sur le soutien professionnel (encourager les équipes dans le développement des projets en autonomie, trouver les moyens financiers de l'action, aider les personnes à se développer) est indispensable. C'est un rôle difficile, à 180° de l'image du leader au XXe siècle. Un gros travail sur soi du manager est nécessaire pour développer ce comportement.
Ce texte est extrait de l’ouvrage :