Un cobot* pour augmenter la valeur métier de l’opérateur

François Pellerin et Marie-Laure Cahier

François Pellerin
6 min readSep 27, 2021

Les technologies peuvent libérer l’opérateur des tâches ingrates, répétitives, sources de TMS. Elles peuvent aussi faire baisser sa charge cognitive. Tout cela en lui laissant la main sur la définition des opérations à effectuer, ainsi que sur la décision finale. Un exemple issu de notre nouvel ouvrage “Le design du travail en action”

*Le Cobot CIICLADE a été récompensé par un Innovation Award Safran 2021 dans la catégorie Transformation Digitale.

Le Cobot de contrôle CIICLADE (Safran Helicopter Engines/Aerospline)

Aerospline est une société qui intègre des robots collaboratifs dans les métiers de l’aéronautique. Maxime Hardouin, son PDG, analyse l’expérience, démarrée en 2017, d’un projet de cobot de contrôle final des moteurs en réparation, pour Safran Helicopter Engines (SHE).

Chez Safran Helicopter Engines (SHE), les contrôleurs des moteurs sont porteurs d’une culture considérable. Ce sont des compagnons qui mettent environ deux ans à se former pour être qualifiés sur cette opération de contrôle. Ils sont capables de raconter l’usage et l’histoire d’un moteur rien qu’en l’écoutant tourner, et ils incorporent donc une grande valeur pour les clients finaux. L’atelier s’occupe de reconditionner des moteurs, comprendre leur variabilité et in fine d’accepter ou non le moteur pour le remettre en circulation (le contrôle). Cette activité présente une pénibilité physique parce qu’il faut se contorsionner autour du moteur pour vérifier tous les points de contrôle et génère un stress important à deux niveaux : d’abord, parce que ces compagnons sont des passionnés, extrêmement motivés, pour lesquels passer à côté d’un défaut est une grande responsabilité qui peut entraîner de lourdes conséquences, et ensuite à cause du grand nombre de variantes de moteurs, tous différents. Chacun ayant un contrôle adapté. Ils peuvent se sentir déshonorés s’ils ont « libéré » le moteur et qu’une malfaçon est découverte chez un client. Pour toutes ces raisons, l’idée d’avoir un cobot d’assistance a progressivement émergé.

L’intelligence artificielle travaille pour l’opérateur et sous son contrôle

Une caméra de contrôle est fixée à l’extrémité du bras du robot. La trajectoire de contrôle est en partie définie par l’opérateur en fonction du type de moteur à partir d’un « maillage ». Un écran montre la machine en 3D, le robot et tous ces points de maillage autour du moteur. Il suffit de cliquer sur un des points satellites pour que le bras se rende à ce point-là. Le maillage standard va être « déformé » pour s’adapter à la variante du moteur. Cette opération va être réalisée par un « régleur », c’est-à-dire un contrôleur qui aura eu son permis cobot. Ensuite, cela va permettre de générer des parcours de contrôles où on va passer d’un nœud à l’autre du maillage. Après avoir défini la trajectoire de contrôle, la bonne présence de tous les composants de type boulonnages, câblages, connecteurs, marquages qui assurent qu’on a bien serré les connecteurs, les opercules, tout ce qui doit boucher temporairement le moteur avant montage sur l’hélicoptère est analysée à l’aide de modules de reconnaissance d’images par l’intelligence artificielle. Il s’agit d’une sorte de langage décrivant, à l’aide d’icônes, les éléments dont la présence doit être vérifiée : boulon, rondelle, écrou, connecteurs de différentes sortes. Des sous-ensembles peuvent être définis à partir de cette bibliothèque (par exemple un assemblage comprenant boulon à 12 pans, rondelle, écrou et un filetage qui doit dépasser de 5 mm). L’ensemble des opérations à effectuer est défini par l’opérateur.

Faire évoluer le cahier des charges en cours de développement

À mi-chemin entre « cobot-outil » et « cobot-collègue »[1], ce cobot est très complexe, et ses fonctionnalités n’ont cessé de s’enrichir du fait des échanges avec les contrôleurs. Ceux-ci ont, par exemple, expliqué que certains clients peu scrupuleux génèrent eux-mêmes des malfaçons pour faire baisser les prix. Quand ils y pensent, les contrôleurs filment donc avec une go-pro l’état du moteur avant livraison pour constituer des preuves. Est-ce qu’Aerospline pourrait ajouter à la caméra de contrôle une fonction « enregistrement vidéo » pour émettre un enregistrement systématique qui puisse servir de preuve ? Au bout de quelques jours, l’entreprise trouve une solution pour que le cobot effectue un film panoramique du moteur. Peu après, passent les personnes du service HSE. Elles expliquent qu’il n’est pas question qu’on filme le visage des personnes. Aerospline développe une variante du logiciel qui permet de faire un montage automatique du film en coupant les séquences où l’on voit des personnes. Et ce n’est pas fini ! Lors d’un nouveau rendez-vous avec les contrôleurs, ceux-ci expliquent qu’ils font tourner le moteur à la main pour écouter le cliquetis des aubes de turbine, et que cela permet de se faire une opinion sur la santé du moteur. Est-ce qu’il serait aussi possible d’enregistrer le son ?

Mod!le CAO du Cobot de contrôle CIICLADE (Safran Helicopter Engines/Aerospline)

Avec tous ces enrichissements, le cobot produit maintenant un rapport qui associe, comme demandé, un rapport textuel, vidéo et sonore. Le contrôleur fait défiler le rapport sur un écran interactif. S’il voit que le cobot a détecté une non-conformité, il doit décider si c’est une variation acceptable ou si c’est effectivement une non-conformité à signaler. C’est aussi une occasion de renforcer l’IA du cobot qui doit apprendre que ce qu’elle a identifié comme une anomalie peut ne pas en être une. À la fin, c’est bien le contrôleur qui certifie le rapport.

En terme de productivité, le bilan est aussi extrêmement positif. En effet le contrôleur peut effectuer d'autres tâches pendant que le Cobot réalise le contrôle, ce qui permet de gagner environ 50 % du temps de contrôle pour l'opérateur.

« l’objectif de l’IA est bien d’augmenter les personnes, pas de les remplacer, surtout quand elles ont une telle profondeur d’expérience. »

Maxime Hardouin indique qu’il peut toujours y avoir chez un client une « techno-illusion » lui laissant imaginer qu’il pourrait remplacer les personnes par de l’IA et se passer de leurs compétences. En effet, l’entreprise avait, dans un premier temps, demandé à Aerospline de certifier les rapports à la place des contrôleurs. Maxime Hardouin a dû expliquer qu’avec sa PME de 12 personnes, il n’est ni fabricant de moteurs, ni contrôleur, et qu’il faudrait que son IA ait une base d’expérience d’au moins 100 000 moteurs pour pouvoir être confiant dans sa certification. Il a dû rappeler que l’objectif de l’IA est bien d’augmenter les personnes, pas de les remplacer, surtout quand elles ont une telle profondeur d’expérience. Ainsi qu’il le dit, « le cobot, c’est un bon vélo électrique, pas une Tesla. »

Ma raison d’être : « augmenter la valeur métier de mes clients »

La vision qu’il a de son métier, c’est qu’il ne fait pas de la robotique, il est un luthier qui met une guitare Fender dans les mains des personnes pour leur permettre de jouer leur partition. Et l’interprète revient voir le luthier en disant : est-ce que vous pourriez me rajouter ça, ça et ça ? À travers Safran et d’autres expériences, il en est arrivé à considérer que sa raison d’être, c’est d’« augmenter la valeur métier de mes clients ». « Il y a un mot qui est tellement beau, c’est le mot métier, j’y tiens énormément. La valeur ajoutée, ce n’est pas que du financier, c’est la valeur métier. Et chez Safran, le métier de ces gens-là, qui connaissent les machines et qui reçoivent les machines, qui ont le retour d’expérience de millions d’heures de vol, c’est leur richesse essentielle. Elle n’est certainement pas derrière des scans numériques. Elle est derrière le boulon. Supprimer le témoin humain, ce serait arrêter l’histoire. Ce serait comme confier à un robot tout seul de fabriquer un produit. Le robot ne créera rien et ce sera la fin de l’histoire. »

[1] Le cobot-outil n’agit pas seul, mais uniquement avec le concours de l’opérateur. Le cobot-collègue est doté de capacités cognitives à l’aide de technologies d’intelligence artificielle. Pour plus de précisions sur cette distinction, voir Anne-Sophie Dubey et Caroline Granier, Collaborer avec la machine : quels changements pour l’opérateur ?, Les Docs de La Fabrique, Presses des Mines, 2020.

Ce texte est extrait de l’ouvrage :

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François Pellerin
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Written by François Pellerin

Conférencier, chercheur associé MINES ParisTech #travail #management #industrie @frpel

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