Quand la négociation est inenvisageable

François Pellerin
3 min readJun 29, 2022

Ma contribution au numéro récent des cahiers de l’IPSI sur le dialogue social est un témoignage, que j’avais gardé pour moi jusqu’à présent, de la façon dont se construit la défiance dans les entreprises. Cet événement, qui a 12 ans maintenant, a fondé mon engagement pour la transformation du management dans les entreprises en France, et en particulier dans les entreprises industrielles.

François Pellerin anime le projet Design du Travail de la chaire « Futurs de l’Industrie et du Travail » de Mines Paris Tech. Il revient sur un épisode de sa vie professionnelle portant sur un lieu très symbolique : la machine à café. Elle devrait être le symbole de la discussion, et pourtant lors d’une rénovation d’usine, le choix de son emplacement a cristallisé les tensions entre salariés et employeurs. Une anecdote qui révèle que parfois (souvent ?) on ne conçoit le dialogue que dans l’affrontement et la loi du plus fort.

« L’action se passe dans une entreprise du secteur aéronautique. Les ouvriers de ce secteur, appelés Compagnons, sont pointus dans leur travail, et très dynamiques sur le plan social : ils ont su s’attacher des rémunérations élevées — de l’ordre de 2 500 euros nets pour un salaire moyen. Ils défendent ces acquis, avec des grèves perlées notamment : on s’arrête 10 minutes toutes les heures — et ça dure pendant trois mois s’il le faut. J’y ai découvert une culture de l’affrontement : le capital contre le travail. Il faut montrer les muscles. Le dialogue n’est que conflictuel. Entre 2000 et 2010, nous avons travaillé sur la reconstruction du site industriel, dont les bâtiments dataient des années 40. Je me suis rendu compte tout d’abord que ce projet était perçu comme une menace par la CGT : elle n’appréciait pas que la direction envoie un signal positif de rénovation, car elle se nourrit du conflit, tout simplement. Nous étions dans la défiance la plus complète. Mais surtout, j’ai été pris de court par le Comité de direction. En effet, un des aspects clés du projet était de rapprocher physiquement la Conception de la Fabrication, qui se trouvaient aux deux extrémités du site. Dans toutes les industries du monde, ces deux univers s’opposent et se renvoient la balle en cas de problème. L’enjeu était de favoriser le dialogue entre eux et c’est pourquoi le projet a mis le bureau d’études au milieu de l’outil de production. Un bâtiment central avec le bureau d’études, 4 grands ateliers de production autour, et des arches dans le bâtiment central pour abriter les machines à café et réunir tout le monde en bas. Mais lorsqu’en 2010, il a fallu mettre en service le nouveau site, ça a été le grand coup de pied sur le frein… Le Comité de direction m’a fait passer le message : “ Ce n’est pas possible que les compagnons sortent de l’atelier pour prendre leur café. Ils ne seront plus sous les yeux de leur chef.” C’est ainsi que j’ai découvert combien la défiance était réciproque. Pourtant, on sait bien qu’à la machine à café, on ne parle pas que de ses vacances. On discute du travail, on y règle des problèmes. C’est un lieu stratégique. Quand j’ai vu que le Comité de direction faisait blocage, et surtout que ce blocage reposait sur la surenchère (c’est à celui qui tapera le plus fort sur la table : “ Ils ne vont pas nous emmerder longtemps ”), et une fois le projet terminé, j’ai décidé de quitter l’entreprise.

Cet épisode a fondé mon engagement pour transformer le management dans les entreprises françaises. Cela m’a conduit par exemple à introduire dans le programme Usine du Futur de la région Nouvelle-Aquitaine, autant d’acculturation au management que de technologie. Je poursuis aujourd’hui ce dessein dans la chaire Futurs de l’Industrie du Travail, en cherchant les voies de la construction de la confiance en entreprise à travers la valorisation des métiers et du travail. »

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François Pellerin

Conférencier, chercheur associé MINES ParisTech #travail #management #industrie @frpel