Martin Technologies : Cap sur l’autonomie et la responsabilité
François Pellerin et Marie Laure Cahier
Martin technologies déploie depuis 2018 une nouvelle organisation en mini-usines favorisant l'autonomie et la responsabilité, sur le modèle de Favi. L'achat d'une nouvelle vernisseuse pour un budget de 800 000€ a ainsi été réalisé en autonomie par une équipe de l'entreprise. Un exemple de design du travail issue de notre nouvel ouvrage « le design du travail en action ». Ces pratiques ont transformé l'image de l'entreprise dans son bassin d'emploi. Malgré le contexte de tensions sur le marché du travail, elle n'a aucun mal à recruter.
La PME Martin Technologies (une centaine de salariés à Huillé-Lézigné dans le Maine-et-Loire, 8,2 M€ de CA) déploie assez peu de technologies 4.0, mais elle a un esprit tourné vers l’humain comme source de performance. L’entreprise est spécialisée dans la fabrication de plaques métal, d’étiquettes plastique, de claviers à membrane ou tactiles, de tôlerie fine décorée et d’outils de management visuel de la performance. Au tournant des années 2010, l’entreprise est à la peine. Elle est freinée par des problèmes récurrents de performance (délais) ; les salariés sont fidèles mais passifs et peu impliqués. L’introduction du management visuel de la performance en 2015, associée au rituel de prise de poste matinal dans chaque service, va marquer une première étape dans l’expression et la responsabilisation des salariés. Les fonctions supports sont progressivement intégrées dans ces rituels. La parole se libère, le pourcentage de produits livrés dans les temps s’améliore de façon spectaculaire. Mais la direction n’est pas satisfaite : l’engagement et la capacité d’initiative des équipes restent fragiles.
En 2017, l’équipe de direction encouragée par son président, Gwendal Cadiou, qui a lu et suivi le parcours de Jean-François Zobrist chez Favi (Zobrist, 2020), décide en concertation avec les salariés d’abandonner son organisation classique et de passer en mini-usines autonomes. C’est le début de l’inversion de la pyramide. Le passage aux mini-usines se fait avec une équipe projet de 14 personnes qui en définissent le nombre, le périmètre et en dessinent le squelette avec les fonctions associées à chacune d’entre elles. Ce canevas est alors proposé aux salariés, qui peuvent choisir leur future usine d’appartenance et leur poste, avec une seule règle du jeu : priorité pour chaque poste sera donnée à quelqu’un qui assurait déjà cette fonction et, bien entendu, tout ce changement devra être sans impact négatif pour le client. En une semaine, tout le monde se positionne, et in fine seulement quelques personnes n’obtiennent pas leur premier choix. Chaque mini-usine gère ses propres clients et s’organise de façon autonome. Les comptes d’exploitation des trois mini-usines sont communiqués mensuellement à tous les salariés. Il s’ensuit une forme d’émulation et beaucoup plus de réactivité.
En 2018–2019, nouvelle étape. Un parcours d’accompagnement est proposé à 100 % des collaborateurs afin d’effectuer un travail sur la confiance et l’estime de soi. L’idée sous-jacente est que la transformation individuelle aura un effet sur la transformation collective. 75 % des collaborateurs participent et partent quatre fois pendant deux jours développer leur leadership par groupes de 15 à 18 personnes, quels que soient leur poste et leurs missions dans l’entreprise. Un cap est franchi et même des collaborateurs qui étaient attentistes se mettent en mouvement. « Mais, ajoute Laurent Bizien, le directeur général et orchestrateur de cette transformation, je trouve qu’il est sain d’avoir toujours une frange de collaborateurs qui restent un peu critiques et dubitatifs, ça nous ramène sur terre. À force de raconter notre histoire, on peut se mettre à idéaliser la situation. Et puis les réfractaires d’un jour ne sont pas forcément les mêmes le lendemain. »
Les représentants du personnel ont été impliqués dès 2015 dans toutes les décisions stratégiques. La déléguée syndicale est devenue une alliée qui utilise son réseau pour aller chercher de l’information, comme sur la question du télétravail lorsque, pendant la crise du Covid-19, le collectif souhaite avancer sur cette question.
Le mode d’achat des équipements est révélateur de l’autonomie laissée aux salariés. L’acquisition d’une vernisseuse à 800 000 euros a été entièrement gérée par les équipes de la mini-usine qui en avait le besoin et c’est elles qui en ont pris l’initiative au départ.
Les équipes avaient diagnostiqué que certaines causes récurrentes de non-qualité provenaient de la vernisseuse. Elles avaient aussi identifié que 95 % de la production était vernie et que les défauts engendrés par la vernisseuse fragilisaient l’activité et limitaient son développement, malgré un contexte de croissance. L’équipe s’enquiert alors du coût d’une nouvelle vernisseuse et demande une étude à une jeune ingénieure. Une équipe projet se met en place, composée de l’ingénieure process qui en devient la pilote, l’opérateur principalement vernisseur, un autre opérateur qui souhaite évoluer, une acheteuse, le référent HSE (hygiène, sécurité, environnement) et quelques autres. Au terme du travail de l’équipe, l’ingénieure va voir Laurent Bizien : « “Voilà le projet, il y en a pour beaucoup d’argent. Qu’est-ce que tu en penses ? Et si on se trompe ?” me dit-elle. Mais si vous vous trompez, vous êtes 12 à vous tromper. Vous allez vous tromper à 12 ? Ben non ! Finalement, il est où le risque ? Je les ai, bien entendu, accompagnés sur la partie ROI : comment on calcule un ROI et ce qu’on intègre dedans. » Laurent Bizien signe le bon de commande.
La vernisseuse est italienne. Les opérateurs partent en Italie avec la cheffe de projet et un technicien qualité, avec de la matière pour faire des essais et voir l’ergonomie de la machine. Quand la machine est livrée, elle ne fonctionne pas très bien. La pression est forte, parce que l’investissement représente 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise. L’équipe demande au dirigeant de mettre personnellement la pression sur le fournisseur, ce qu’il fait. Mais en même temps, il laisse à l’équipe le temps d’expérimenter la machine, de faire évoluer les réglages pour la rendre plus performante. En définitive, non seulement la machine répond aux projections de ROI (hors effet Covid), mais, en outre, l’équipe a fortement grandi en autonomie et en capacité de résolution de problème.
Ce qui a été acquis va se répercuter sur d’autres choix de machines. Tous font désormais de la veille pour améliorer leur outil de production. Un opérateur de sérigraphie, par exemple, va voir le directeur en indiquant qu’il a trouvé une machine de sérigraphie à 3 500 euros sur Le Bon Coin ; il obtient le feu vert et va la chercher le lendemain avec la fourgonnette de l’entreprise. D’autres opérateurs proposent, par le même biais, d’acquérir un laser de découpe et un laser de gravure, après avoir fait eux-mêmes leur calcul de ROI. D’autres machines sont aussi revendues par la même voie.
Libérer les énergies, c’est aussi permettre de développer de nouvelles activités : c’est ainsi qu’en 2018 des opérateurs de production ont proposé de lancer une marque propre de fabrication d’outils de management visuel personnalisés et évolutifs, pour capitaliser sur l’expérience et la maturité développées par l’entreprise depuis 2015 et en faire profiter d’autres organisations.
Particularité encore : toutes les fonctions administratives, chefs de projet, design, qualité, achats, informatique, RH, comptabilité, sont placées dans les mini-usines au cœur de la production, suivant en cela le modèle Favi. Le directeur aussi est au milieu d’un atelier, dans un des endroits les plus bruyants. Cette réimplantation des fonctions supports a libéré beaucoup de place. Une réflexion collective sur la manière d’utiliser cet espace va conduire à créer un espace d’accueil pour les clients et les fournisseurs. Même le nouvel ERP a été choisi en mode collectif avec une équipe projet de 26 personnes.
En 2019, le résultat a doublé : 50 % de l’affectation du résultat a été décidée par les collaborateurs (ils l’ont réparti à parts égales entre tous). Cela a achevé de convaincre les salariés les plus dubitatifs. Avec le bouche-à-oreille sur le renversement de la pyramide, le recrutement est devenu beaucoup plus simple pour cette PME isolée en pleine campagne, à 25 kilomètres d’Angers. Le directeur juge aussi que la crise du Covid-19 a pu être gérée de façon positive grâce à l’autonomie et à l’engagement préalables des personnels. Pourtant, malgré les progrès accomplis, Laurent Bizien affirme : « Nous n’en sommes encore qu’au début. »
Jean-Francois Zobrist, L’entreprise libérée par le petit patron naïf et paresseux, Cherche Midi (2020)
Ce texte est extrait de l'ouvrage :