Articulation entre Autonomie, Lean et Technologie : le modèle CALT*
François Pellerin et Marie-Laure Cahier
En partant de l’observation de trois entreprises industrielles de taille différente qui ont articulé Lean, Autonomie et Technologies : une PME, Lippi ; un grand groupe, Michelin ; une ETI, SEW Usocome, nous pouvons dessiner un chemin de progrès permettant de combiner valorisation du travail humain, modernisation de l’outil de production et performance pour l’entreprise.
1. Lippi
Chez Lippi, la transition entre la génération précédente et celle de Frédéric et Julien s’effectue progressivement à partir de 2003. Dès 2003, l’entreprise développe une démarche Lean avec un objectif à moyen terme de flux tiré-tendu mais, après une phase d’amélioration, la performance industrielle retombe. Des formations massives au Lean sont alors déployées dans l’entreprise, puis un système de pilotage visuel est mis en place. En 2008, coup d’arrêt brutal du marché. Il est alors décidé de former l’ensemble des salariés aux usages et codes culturels de l’Internet et des réseaux sociaux. Ces outils et leurs pratiques induites contribuent à décloisonner l’entreprise, à tous les niveaux, et à donner une place nouvelle et centrale au client. La démarche d’autonomie s’est accélérée à ce moment-là. Enfin en 2011, l’entreprise constate que la performance s’est améliorée au niveau local, mais que de gros progrès restent à faire au niveau global. Un processus de vision partagée est alors lancé. Un « désir commun » et une stratégie sont co-construits avec les salariés. En outre, une nouvelle organisation émerge de ce processus, avec la constitution de petites équipes autonomes. Aujourd’hui, les technologies de fabrication sont choisies par les équipes. L’appropriation est bonne et le déploiement efficace[1]. Chez Lippi, le Lean a précédé la démarche d’autonomie, et le couplage des deux assure désormais une assise solide à l’appropriation du changement technologique.
2. Michelin
Michelin a une tradition ancienne de respect des personnes et d’« idées de progrès », visant à associer les exécutants à la résolution de problèmes, deux notions fortes dans la culture « patronat chrétien » de la famille Michelin. Edouard Michelin, visionnaire, déclarait ainsi en 1928, en pleine gloire du taylorisme : « Un de nos principes est de donner la responsabilité à celui qui accomplit la tâche car il sait beaucoup de choses sur la question et cela lui révèle souvent des capacités dont il ne se doutait pas et qui le font avancer. »
Pourtant lorsque le Lean est déployé dans l’entreprise dans les années 2000, ce substrat culturel ne se traduit pas par une autonomie réelle sur le terrain. Comme beaucoup d’entreprises, Michelin adapte le système Toyota, ce qui aboutit au Michelin Manufacturing Way (MMW). La productivité augmente fortement, mais assez rapidement la démotivation apparaît. Les ouvriers et la maîtrise se sentent pris dans un étau de contraintes, et le font savoir. Le groupe décide alors de lancer un projet pour responsabiliser les acteurs de l’entreprise, en partant du bas vers le haut de la hiérarchie. Bertrand Ballarin, chargé du projet, propose de tester l’idée avec trente-huit îlots de production volontaires dans dix-huit usines (sur 68 dans 17 pays). La première étape consiste à consulter les ouvriers de ces îlots démonstrateurs, en leur demandant de répondre à une question : « De quoi seriez-vous capables, en termes de décision, sans intervention des agents de maîtrise, en termes de résolution de problèmes, sans dépendre des maintenanciers ni des régleurs, techniciens et autres organisateurs industriels ? Et à quelles conditions ? ». Mille cinq cents personnes s’investissent dans cette démarche. Le but n’est pas de dresser un catalogue de « bonnes pratiques », mais d’évaluer le niveau d’autonomie auquel peut parvenir un îlot de fabrication ordinaire. Cette phase produit des résultats convaincants. Au bout de douze mois, cinq sites reçoivent pour mission de voir comment il est possible de généraliser les expériences des îlots démonstrateurs, de faire évoluer le fonctionnement des structures d’appui (méthodes, relations entre les niveaux hiérarchiques, etc.) et d’imaginer de nouveaux principes de direction, mais en veillant à ne pas en faire un projet avec un déploiement jalonné et piloté par un sentiment d’urgence. L’idée est plutôt qu’il avancera par propagation naturelle. L’articulation entre le MMW et la démarche d’autonomie a été formalisée dans un nouveau système de management : le Management Autonome de la Performance et du Progrès (MAPP)[2].
Chez Michelin, la démarche d’autonomie a été perçue comme nécessaire pour contrebalancer la rigidification des procédures résultant d’une stricte application du Lean. Selon Bertrand Ballarin, la première vague de digitalisation avait mis en place un instrument de surveillance de tous et de chacun. L’enjeu de la nouvelle vague de numérisation est précisément d’en faire ce qu’elle peut être : un instrument qui met ensemble les intelligences, les « maille », et en libère les flux. La suite de l’histoire reste à écrire.
3. SEW Usocome
SEW Usocome est une entreprise familiale allemande d’envergure internationale, disposant de trois usines en France. La démarche organisationnelle de SEW est une fusée à trois étages.
Premier étage de la fusée, la démarche d’autonomie des salariés et des équipes, initiée dès 1989 par Michel Munzenhuter[3], l’ancien dirigeant, sous le nom de Perfambiance, contraction des deux mots performance et ambiance. Celui-ci a importé et adapté le modèle développé par Jean-François Zobrist chez FAVI, fait de mini-usines travaillant en autonomie. L’entreprise dispose d’une vraie tradition visant l’implication, l’autonomie des collaborateurs et la construction d’une bonne ambiance au travail.
Ensuite, l’introduction du toyotisme en 1998 avec un Sensei japonais a permis d’adopter une philosophie du Lean orientée dès le départ vers la participation des opérateurs. Cette orientation anti-taylorienne et le fait qu’elle ait été adoptée facilement s’expliquent par l’existence préalable de la démarche d’autonomie, qui présupposait dès l’origine une vision respectueuse du savoir des opérateurs.
Enfin, à partir de 2008, la crise frappe de plein fouet SEW Usocome et conduit à une baisse d’activité de 30 %. Plutôt que de licencier, l’entreprise décide de réorienter certains salariés vers la mise en place d’une équipe interne dédiée à la conception des lignes de production, dirigée par Philippe Klein, qui était déjà en charge du déploiement du Lean dans l’entreprise. Nous traitons en détail dans un autre article cette démarche originale qui nous paraît être un exemple abouti de ce que pourrait être le design du travail en production. Elle a permis d’articuler efficacement le Lean et l’introduction des technologies de l’industrie 4.0, tout en impliquant fortement les opérateurs. Cette démarche s’est révélée déterminante lors du projet de construction de la nouvelle usine 4.0 de Brumath qui assure le montage des produits. Le projet poursuivait l’objectif d’améliorer la compétitivité des usines françaises en mettant en œuvre les concepts de l’industrie 4.0 (synchroniser les flux physiques et les flux d’informations, développer des solutions de robotique et de « transitique » propres, impliquer toutes les équipes, des opérateurs aux ingénieurs, pour repenser la collaboration homme-machine).
SEW Usocome a donc commencé par une démarche d’autonomie, puis déployé le Lean, et enfin développé une capacité de conception des lignes de fabrication en interne permettant ainsi une appropriation efficace des technologies. Chacun des trois étages, construits sur 10 ans, assure des fondations solides pour l’étage suivant. Ils se complètent pour former un tout homogène.
4. Le modèle CALT (Confiance-Autonomie-Lean-Technologie)
La juxtaposition des parcours de ces trois entreprises est révélatrice. Lippi et Michelin ont commencé par le déploiement du Lean, mais après des gains de performance rapides, un essoufflement de la démarche et une démotivation sont apparus dans les deux entreprises. Une démarche d’autonomie a alors été initiée pour contrer les effets néfastes du Lean, ce qui a permis de rendre durables les gains de performance. Dans le cas de SEW-Usocome, la séquence Autonomie-Lean adoptée dès le départ a assuré une base solide pour la performance. Il nous semble donc que le bon ordre serait de commencer par le déploiement de l’autonomie qui donne une assise solide au Lean. Pour les trois entreprises, le couple Autonomie-Lean a permis ensuite une bonne appropriation des technologies.
Cette articulation renvoie aux leçons de Takehiko Harada, ancien président de Toyota Taiwan, qui a passé quarante ans à mettre en œuvre le système de production Toyota (TPS) sous la direction de Taiichi Ohno[4]. Harada demandait toujours à ses managers de retirer leur casquette de contrôle (control hat) pour mettre à la place leur casquette de : « Je rends le travail facile à mes équipes […] ». Et il concluait ainsi : « J’en suis venu à comprendre que le TPS ne fonctionne pas très bien avec le mode de management traditionnel dans lequel on reçoit des ordres de personnes placées plus haut dans la hiérarchie. »[5]
La place de la confiance est essentielle dans ce modèle. Elle irrigue l’interaction dynamique entre les éléments du triptyque Autonomie-Lean-Technologie. Si le démarrage d’une démarche d’autonomie est souvent un pari sur la confiance que prennent les dirigeants de l’entreprise, cette confiance (des dirigeants, des salariés et entre dirigeants et salariés) se construit tout au long du déploiement de la démarche.
Le modèle CALT (Confiance-Autonomie-Lean-Technologie) synthétise cette approche et dessine un chemin de performance, respectueux des hommes et de leur travail. Travailler sur l’autonomie des personnes constitue le socle qui permet de fonder, dès le départ, un Lean authentique faisant place à la participation active des opérateurs. Ces deux strates permettent une acceptation et une appropriation plus efficaces des nouvelles technologies par ceux qui vont les mettre en œuvre. Cette démarche construit de la confiance à toutes les étapes et celle-ci vient, à son tour, renforcer chacune des briques ainsi mises en place. Ce type de démarche est à la base d’un concept plus global que nous appelons le Design du travail.
[1] Frédéric Lippi dans les 2 CR cités en référence et Julien Lippi, interview RCF, https://rcf.fr/culture/lippi-faire-confiance-et-organiser-la-decision-au-plus-pres-du-terrain
[2] Bertrand Ballarin, CR séminaire Vie des Affaires de l’Ecole de Paris du Management, 3 février 2017, et Bourdu et al., Le Travail en mouvement, colloque de Cerisy, Presses des Mines, 2019.
[3] Ancien directeur technique, puis directeur général de SEW -USOCOME France, et inspirateur du concept de Perfambiance. Il est l’auteur avec Eric Lemaire de L’Entreprise qui libère les énergies : le management Perfambiance, Editions du Signe, 2016.
[4] Takehiko Harada, Management Lessons from Taiichi Ohno : What Every Leader Can Learn from the Man Who Invented the Toyota Production System, McGraw-Hill, 2015, cite in https://thehypertextual.com/2016/04/26/15-lecons-de-management-de-taiichi-ohnolessons/
[5] Ibid.
*Cet article est extrait de l’étude Organisation et compétences dans l’usine du futur, Chaire FIT2 de Mines ParisTech, La Fabrique de l’Industrie, parue le 3 octobre 2019 aux Presses des Mines.
Ouvrage disponible en téléchargement gratuit et en version papier payante